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Marcos Silber - 1911 ; traduction de Cristina Madero

Je le vois
Depuis le pont du poème je le vois.
Il a quatorze ans celui qui sera mon père.
Il vient dans l'Arlanza. Lui ne me voit pas.
La terre qui l'attend n'a pas de visage.
Le navire avance en dévorant les eaux d'étranges langues.
Ne lit ni n'écrit celui qui sera mon père.
Glacée est la ligne de la lettre qui le porte.
Je perçois le naufrage de ses parfums intimes
Et son silence me cogne dans la tête.
D'intenses ténèbres dansent autour de lui.
Sur le pont le froid fait mal.
Le jeune homme ne me voit pas mais dicte :
"Chagrin" notez le mot "chagrin" mon fils,
et notez "peur", et n'oubliez pas de noter "solitude".
Un mot en laine s'envole jusqu'à son cou,
Un autre pour l'abriter descend de ses épaules.
Ne lit ni n'écrit celui qui sera mon père.
Il respire un air d'espérance de consolation
Lorsqu'il me rêve en train d'écrire
Dans son rêve d'un plus grand bonheur
Il arrête celui qui sera son futur char de durs labeurs
Pour me dicter : notez, mon fils,
Le mot "travail" et "toit" et "lit" notez
Et aussi "poule au pot"
Avec des pièces d'or qui flottent en surface.
Je le vois. Lui ne me voit pas.
Je l'entends : "prenez ma main, mon fils,
Guidez-la,
Ecrivons".